la
parole créatrice
Au commencement était le Verbe…Il n'y a certes pas que la Bible pour affirmer que le monde procède de la parole, que toute chose est née d'avoir été énoncée, prononcée. Chez les Aborigène d'Australie, ce qui n'a pas de nom n'existe pas. On peut multiplier les exemples d'êtres ou de choses venus au monde grâce à une parole créatrice. Jusqu'à une époque très
récente, on peut dire que l'homme était jaloux de cette parole
réservée aux dieux. Toute action créatrice nécessitait
pour lui une série de labeurs pénibles et incertains, et
ses mains, si habiles qu'elles soient, ne pouvaient rendre compte de l'ampleur
de son imagination. Dans certains cas extrêmes, il lui fallait
invoquer des instances supérieures pour parachever son œuvre (Galatée,
Golem). Dans bien d'autres cas, il renonçait tout bonnement à
matérialiser sa pensée en usant plutôt de figures,
d'allégories et de symboles, certes lisibles comme un projet esthétique,
mais pouvant aussi et surtout servir à la méditation des
initiés.
Les civilisations techniciennes, qui ne se font jamais une raison de leurs limites provisoires, ne voulaient en rester là. Elles mirent tout en œuvre pour saisir le monde, c'est à dire se l'approprier, puis le copier, puis le réinventer en se mettant à côté - sinon à la place - des dieux. Nous n'insisterons pas ici sur cette longue histoire, qui va finalement placer l'homme au centre du monde lors de la Renaissance I…Car il y a une Renaissance II, que nous vivons aujourd'hui: j'y reviendrai. Cette Renaissance est justement l'époque
où les artistes reprennent ouvertement à leur compte l'idée
de Verbe créateur: ils se dégagent avec force des guildes
d'artisans, rejettent le qualificatif de "faiseur ou de tailleur d'ymaiges"
à la connotation trop ouvrière, et définissent leur
activité comme relevant essentiellement du domaine de l'Idée,
affirment leur métier comme celui de concepteur, d'architecte. Ils
embauchent d'ailleurs des praticiens, des techniciens, des spécialistes,
dans leurs ateliers, et instaurent un admirable travail d'équipe.
Car ils savent bien que art, science et technologie sont inextricablement
liés.
La recherche d'un art parfait, d'une œuvre qui exprime la vision de l'artiste sans être trahie par la faiblesse des hommes et des moyens, conduira à toute sortes d'innovations qui tendent à réduire la distance entre la pensée et l'objet, l'idée et sa matérialisation. C'est exactement l'enjeu des arts numériques en général et de la cybersculpture en particulier. Les outils modernes de l'informatique et des télécommunications réalisent en fait le projet fantastique de nos aïeux: donner corps à la parole sans être limité par le bras et la main de l'homme. Que l'on me permette ici de prendre mon exemple pour clarifier ce propos. De formation scientifique, j'ai néanmoins débuté ma "carrière publique" en tant que poète. Mon travail de plasticien est né d'une réflexion sur l'écriture. Mes œuvres sont inspirées par des thèmes poétiques et mythologiques. Mes sculptures sont en fait des poèmes à 3 dimensions, conçues et réalisées avec des machines. Cette démarche personnelle m'a éclairé sur une considération beaucoup plus générale: l'artiste "électronique" ne manipule pas ses matériaux, il les écrit, les décrit ou les énonce: les codes, les data de l'informatique sont le vocabulaire de base d'un textus créateur - de cette écriture naît directement un objet communicable aux autres. Après plus de 150 ans de Romantisme
et de vision freudienne de l'artiste, il paraît inconcevable et dangereux
pour le milieu de l'art, mais aussi pour la majorité du public,
que le corps et la main du Maître ne soient quasiment plus les outils
de sa création. Je crois avoir démontré qu'il faut
être bien ignorant de l'histoire et des mythologies pour s'obstiner
dans cette approche maniaque et fétichiste de la production artistique.
Néanmoins, et sans doute pour la
première fois, nous sommes aujourd'hui devant une alternative passionnante:
choisir des machines et des procédés sophistiqués
pour explorer et partager des imaginaires, ou bien choisir de passer par
le corps, en intégrant toutes ses maladresses et tous ses tremblements
dans le processus de création. Ces deux choix esthétiques
et stratégiques ne doivent nullement être en compétition:
chacun a ses propres richesses. Il serait vain de comparer une improvisation
de Jazz à un concerto de Bach. En fait, il s'agit pour les artistes
et les critiques éclairés de bien faire comprendre que les
arts numériques - malgré leur nom! - ne relèvent pas
d'un deus ex machina, mais d'une tradition millénaire qui trouve
à chaque époque des chemins d'expressions différents
et complémentaires.
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